jeudi 18 mai 2017

Zone interdite

Je ne me souviens pas m'en être vu à ce point depuis que j'écris !
Voilà qui confirme bien des choses que j'ai proclamées ici, au premier rang desquelles le fait que l'écriture ne se convoque pas vraiment, et que les instants propices, sans être réellement fugaces, sont quand même limités par les circonstances et l'état d'esprit qui les font naître.
Ainsi, enhardi par la chanson précédente qui globalement avait produit quelque chose de satisfaisant, je me suis jeté voilà plus d'un mois, dans un autre projet.
Typiquement, dès le début, j'ai pris des risques qui faillirent m'emporter : d'abord, j'avais sous le coude un projet d'autre chose ; j'avais jeté quelques idées (j'en reparlerai !) dont je savais qu'elles devraient mûrir longtemps, plusieurs mois. Bref, créativement parlant, je visais autre chose. Emotionnellement parlant, en revanche, je savais aussi que me lancer dans une création qui rende compte de mon état serait douloureux ; le sentiment d'abandon total qui me hantait depuis des semaines avait pris une dimension colossale, m'ôtant le sommeil et m'enfonçant dans la déprime sombre.
Autre verrou : j'ai commencé en recyclant quelques lignes lumineuses écrites en août dans le train. J'étais alors dans un état d'esprit mille fois différent ! Re-convoquer août s'est avéré plutôt hardi : le mettre en face d'avril mettait un tel delta, qu'il failli réellement me perdre.
J'ai passé des semaines de complète obnubilation : comment me sortir de ce texte commencé ? Comment boucler cette envie de raconter l'impression que j'avais d'être tenu à distance, à l'écart, interdit de territoire tout en me mettant aux pieds des boulets techniques de plomb : 3 vers hexadécimaux, puis le refrain/titre ; Rime en "ende" (ou "ande") ; chaque couplet commence par "dans" ; le premier serait donc marqué par août, le deuxième évoquerait l'absence malgré l'omniprésence psychique, le troisième le désert temporel que le désert physique induit, et le dernier évoquerait les espaces vides marqués par une présence fantomatique à force d'être obsédante.
Eh bien ! Travailler là-dessus tout en devant gérer ce sentiment de manque, quelle peine !
J'ai réellement failli tout arrêter : non seulement ce texte, mais l'écriture dans son ensemble. Non par découragement, mais par défaite en rase campagne. Plusieurs semaines, bloqué sur trois fois trois lignes ! Et impossible de trouver la clef ! Tous les dérivatifs habituels furent vains. Un long, très long tunnel dont j'ai plus d'une fois pensé que je ne verrai pas le bout et qui me hurlait que j'étais aussi vide que ma vie.
Et puis... hier, un déblocage trouvé en pirouettant autour des spécificités de l'écriture de chansons : la solution, comme souvent, était dans la répétition. Le texte est trop court, il a l'air de manquer de souffle ? Les songwriters ne se font pas autant de nœuds au cerveau : ils bissent, ils trissent, ils trichent...
Du coup, quelle insatisfaction créative pour moi ! Probablement s'agit-il ici d'une dernière : soit il s'agit de mon dernier poème classique, soit jamais plus je n'essaierai la chanson. L'avenir le dira. Mais depuis que j'ai écrit ce No Man's Land (et il faudra quand même relever la sorte de prémonition du titre au regard des dégâts causés par cette écriture) je n'ai plus dans la tête cette musique alexandrine qui m'habitait constamment ; en suis-je libéré pour autant ? C'est aussi pour ça que j'ai cru un moment que tout était perdu.
Que dire du texte lui-même ? Je n'en renie rien, sinon les formules un peu plates des couplets 4 et 5, mais qui, encore une fois, sont nécessaires en chanson. Du reste, la différence est nette avec les couplets 1 et 2 qui, eux, sont probablement trop littéraires, trop construits, trop inscrits dans des éléments circonstanciels.
J'ai énormément réécrit et retouché. Initialement, les couplets devaient faire 3+1 et être au moins 4 ou 5 ; puis, j'ai pensé que 4 couplets commençant par "dans" pouvaient être intercalés par d'autres qui n'auraient pas cette obligation et ouvriraient le rythme. Finalement, adjoindre ces couplets ouverts à ceux d'origine me paru plus sage ; et je résolus aussi de créer des rimes curieuses, mais qui marcheraient bien dans une chanson : ABACCBB' (refrain). Je suis très content du résultat qui donne plus qu'un rythme ! Le 4ème couplet aurait une construction particulière en ABAB'B'B'.
Les rimes en ende/ande : mais c'est une chierie totale ce truc ! Il y en a fort peu qui soit utiles et j'ai dû lutter contre le mouvement facile qui fait rimer peu de chose en "ende" avec plein de trucs en "ente" ; d'abord, je tiens aux rimes riches et vraies, ensuite, j'ai déjà écrit tout un poème sur la seule rime "ente" ; mais je reconnais que les auteurs de chansons s'accommodent très bien de ces rimes tordues qui moi m'horripilent (genre faire rimer "regard" et "trottoir") ; de surcroît, arriver à trouver des rimes en "ende" sur des vers courts (6 pieds maxi !), ce fut bien difficile !
Donc, rimes en "ende" ; j'ai aussi usé d'un subterfuge apparemment assez courant en chansons : la citation plus ou moins directe. J'avais inauguré l'astuce dans "sonnet céleste" en convoquant Baudelaire et Hugo. Cette fois, je voulais une allusion plus directe, carrément une reprise. C'est dans le premier couplet, la référence directe à Cyrano dans l'acte 2 :

ROXANE
Qu’il m’écrive ! — Cent hommes ! —
Vous me direz plus tard. Maintenant je ne puis.
Cent hommes ! Quel courage !

CYRANO, la saluant
Oh ! j’ai fait mieux depuis.


Et tant pis si je suis seul à la voir ! Ce caraco bleu-nuit, n'étais-je pas seul à m'en aveugler ?