samedi 21 novembre 2015

Tué à bal réel


Exercice récent : rendre compte de deux temps dans le même temps. Ou, autrement dit, comment on peut en arriver à se sentir coupable de vivre certaines choses personnelles et intimes à un certain endroit, quand on apprend qu'au même moment ailleurs, des faits dramatiques collectivement se produisent.
C'est le principe recherché, en général, quand on interroge les gens sur ce qu'ils faisaient d'insignifiant à un moment collectivement vécu comme marquant : "Au moment des attaques du 11 septembre, je me souviens bien, j'étais en train de..." ; suivent alors des scènes de vie classique et sans grand extraordinaire : "je lavais la voiture ; je faisais mes courses ; j'étais au travail" etc. Autant de choses banales qui ont pris ce jour-là une dimension très singulière.
Donc, un couple. Enlacé dans une étreinte ; à ce moment précis, tout leur semble tourner autour d'eux. Et pendant ce temps, les attaques au fusil d'assaut à Paris...
Chacun se souviendra ce qu'il faisait à ce moment-là. Ces deux là aussi : avec en plus, la quasi certitude que j'ai qu'ils se sentiront même un peu coupables !

Donc, le couple préoccupé de lui-même. J'ai choisi de répéter la date "vendredi". Je me rends compte, en fait que chaque strophe est assez indépendante ; la répétition du vers commençant par vendredi en place 1 et 4 encadre plutôt bien le quatrain, mais quand on enchaîne avec le quatrain suivant, on a deux fois coup sur coup quasiment le même vers (1-4-1-...) c e qui fait beaucoup ; chaque strophe commence et termine par la même construction à peine modifiée à chaque entame ; "c'était" ; je voulais quelque chose de très cadencé, de très métronome. Puisqu'il fallait que le temps soit le principal personnage et que ce temps soit dissonant, complexe, asymétrique. D'abord planter le couple dans le temps large : à la fois "né la veille" (ce qui pourrait expliquer, au regard de la fougue des amours naissantes, l'égocentrisme des personnages), ils ont le même âge depuis la nuit des temps ; on est à la fois dans un temps suspendu et à la fois dans une sorte d'éternité ressentie. Chaque troisième vers commence par "Et", principe inauguré avec succès dans "Le Sursis" et que je trouve efficace ; peut-être retravaillerais-je cet aspect un peu "redite" ; rimes croisées, ce qui est bien bien difficile sur une construction aussi figée (répétition de l'hémistiche 1 dans le 4) surtout avec ce vers 4 qui est composé d'une redite du 1 et d'une sorte de refrain qui ne change que pour la rime ; à ce point de l'explication, j'en suis à me dire que j'ai écrit ici une sorte de chanson.
Strophe 2 : assez différente : le couple a disparu, c'est l'homme qui parle de la femme. Le terme "éclatante de noirs " est à dessein ; d'abord, j'aimais cette idée du noir éclatant. Je reste visuellement très marqué par un plan de la Guerre des Étoiles - L'Empire contre-attaque ; le casque (noir) de Dark Vador plein écran, de dos, sur une fond de ciel (noir) étoilé ; tout est noir dans ce plan et pourtant tout est lumineux. Ainsi découvrais-je que le noir pouvait être "éclatant" ; bien entendu, pour parler des attaques de Paris, le terme "éclatante" n'est pas innocent ; on entre progressivement dans la rhétorique de l'attentat.
J'ai utilisé dans cette strophe une construction inédite avec des hémistiches entre guillemets, la locution devant remplacer l'épithète. Pas forcément très très heureux... En effet, mais ça reste très intelligible et les hémistiches en question restent très ancrés dans le champ lexical du temps.
Troisième strophe : je voulais utiliser cette image chopée dans le dernier album des Innocents où la chanson "les souvenirs devant nous"  fait le rapport entre danse et mise en joue. En l'espèce ici, ça tombe assez bien dans l'idée de la mort qui rôde.
Le troisième vers et un recasage d'un vers qui coulait bien, mais que je ne savais pas où placer depuis des années. Encore une fois, l'idée que l'opinion finirait pas désavouer ces amants seuls au monde alors que le monde brûle, me plaisait.
Sur le titre, j'avais d'abord pensé à "Bal réel" ; mais comme ça se termine mal, "Bal perdu" me semble aller très bien.
Ce poème est quand même très frustrants sur bien des points. D'abord, il intervient alors que le précédent (sur le petit matin) est très très loin d'être achevé ; et je n'aime pas ne pas finir ce qui est commencé. En outre, je le plaque ici un peu bousculé par l'envie de le faire connaître (à qui ?) mais il est lui même pas tout à fait abouti. Il y manque une dimension dramatique directe, une sorte de convergence finale entre les deux temps. Sans que je me l'explique vraiment, j'avais imaginé qu'il devrait être composé d'au moins 5 strophes... Il en manque donc deux.


Mercredi 6 janvier ; 
Voilà qui est original, mais pas très surprenant ; ayant collé dans ce blog des choses pas tout à fait abouties, il n'est pas surprenant que je m'attarde à les reprendre ; mais enfin, l'objectif du Cénotaphe est plus ou moins de ressusciter les textes morts, pas de faire la chronique de ceux qui bougent encore !
Donc, il me manquait deux strophes dans ce texte ; et plus les semaines passent, plus je sais que la reprise du texte devient plus hypothétique. Écrire, pour moi, ça se fait un peu dans l’instant ; au moment où j'ai un truc à dire parce que j'ai vécu un truc ; un truc qui peut d'ailleurs pas tout à fait avoir été vécu à ce moment là, mais que les circonstances du moment re-convoque à cet instant. Suis-je clair ? Pour les moins méandreux des esprits que me suivent, ce que j'essaie de dire c'est que des circonstances peuvent me pousser à écrire quelque chose, mais qui n'a pas forcément à voir avec les circonstances déclenchantes. Telle impression à un moment me replongera dans le souvenir ou le fantasme de telle autre et sur cette seconde que je peux tout aussi bien écrire ; et même, c'est le mix de la première dans la seconde qui produit des images et des analyses qui font qu'au final, les impressions superposées font de jolies images.
Bref. Tout ça pour dire que généralement, la conjonction de ces impressions est assez unique, et qu'il n'est pas très honnête de pouvoir y retourner longtemps après dans le même esprit ; pour autant, ce n'est pas impossible ; les "surimpressions" se manifestent heureusement sur un temps assez long (plusieurs jours à quelques semaines) si bien qu'il est possible de retrouver le bon état d'esprit ; bien entendu, plus on attend, plus on risque de perdre de vue l'ensemble.

D'abord, ce fut difficile ; deux strophes ça n'a l'air de rien, mais il a fallu quand même faire violence aux trois autres pour qu'elles acceptent des intruses. Il fallait notamment garder la même cadence très précise dans cet exercice. Éviter les redites, tout en restant dans la progression qui va d'"un vendredi" à "un certain vendredi" ; à part le vers 1 de la strophe 4 qui a une légère distorsion de forme, l'hémistiche n'étant pas identique aux autres strophes, je pense avoir réussi à conserver l'esprit général.
La strophe 4 fut plus rapide que la suivante qui m'a posé de vraies problèmes ; et comme souvent, la clef quoique difficile à trouver, à livré ensuite la solution en un éclair. C'est souvent comme ça : tout est bloqué pendant des dizaines de minutes ; la métrique me condamne à changer de rime, je ne parviens pas à dire ce que je cherche à transmettre ou alors dans un phrasé bancal et artificiel (vous savez, les trucs qui vous obligent à inverser le verbe et le sujet "pour que rimer puisse le poème " ! Notez bien, vous écrivez ça dans un ordre encore plus idiot, genre "pour que rimer le poème puisse" et là, d'un coup d'un seul, on n'est plus dans la licence poétique, mais carrément avec Yoda ! - J'adore les trésors de la langue !)
Donc, tout semble bloqué, impossible, me condamne à renoncer ; et d'un coup, essayant de m'en sortir en focalisant sur un autre détail  du tableau que je veux peindre, ça se met bien et l'image est belle et bien celle que je voulais rendre.
En l'espèce, cette histoire dont on aura bien compris qu'elle prend place le vendredi 13 (novembre 2015), m'a aussi marquée parce qu'il s'agit d'un vendredi 13, date réputée noire, poissarde. Je voulais utiliser le terme "jour de malchance" et d'abord parce qu'en ce moment, je trouve très jolies les rimes en "ance" ; J'ai rapidement trouvé "Paris dans l'ambulance" qui est à la fois une image mortifère, d'urgence et très urbaine ; mais faire le lien entre les deux !? Et finalement, la culpabilité ! J'avais dit que je comptais presque maudire ce couple, le renvoyer à son sentiment de culpabilité illégitime ; coupables de rien, ils s'en voudrons toujours un peu de s'être aimés ce soir-là ; et pourtant, ils ne se sont pas aimés sur des cadavres, non plus ! Rien ne pourrait leur être reproché ; et pourtant, ils devront soutenir sans trembler tous les regards réprobateurs que la conscience sourcilleuse, sans pitié, pointilleuse, castratrice et malhonnête leur jettera chaque fois. Parce que, comme je le dis au début de cette analyse (dont la puissance soporifique l'emporte sur le sujet lui-même !), le soir de leur étreinte ne leur appartient plus et dans ces circonstances si terribles, on ne leur permettra pas d'être égoïstes. Et pourtant, encore, je pense moi qu'ils devraient avoir la force de caractère d'inverser la faute : il ne se sont pas aimés sur des cadavres ; c'est le monde entier qui s'est ligué pour leur pourrir leur étreinte ! Et pourquoi le sort s'est-il acharné à ce point, avec une telle violence, avec un tel déséquilibre de force ? je fais le pari : l'un des deux fera nécessairement le lien avec le vendredi 13 ; un jour où il ne valait mieux pas, visiblement, provoquer le (mauvais) sort !
Voici pour la strophe 5 ; pour la 4, je voulais quand même ramener tout ça où cela s'est passé majoritairement : dans la rue !
J'ai essayé toutes les combinaisons dans l'ordre des strophes, et il apparaît que c'est l'ordre naturel qui me semble le meilleur dans la narration de l'histoire et dans la montée dramatique. Un avis qui pourra sûrement se discuter, mais moi, je ne suis pas objectif. Je pense quoi qu'il en soit qu'on ne voit pas trop le collage, et que prises ensemble, ces 5 strophes peuvent apparaître homogènes ?
Si je focalise juste sur les deux derniers vers de chaque strophe, juste avant, en fait, la téléportation de la scène amoureuse vers la scène dramatique, je trouve que ça envoie vachement, et qu'on est en effet en pleine violence ; crue ; cruelle.
Et je ne voudrais pas la ramener, mais de tout ce que j'ai lu parmi les expressions d'ââârtiste post-attaques du 13 novembre, je trouve qu'il y a dans MON texte une dimension que les autres n'ont pas.