mardi 26 avril 2016

Hugo Bros


Le propre du génie est de fournir des idées aux crétins une vingtaine d'années plus tard
Je n'ai pas une grande passion pour les poètes du XXe siècle en général, et carrément un mépris affiché pour Paul Eluard ; là, coup de bol, la citation est d'Aragon.
Citation elle-même assez crétine, mais bon, qu'attendre d'Aragon ?
En fait, plus j'avance dans la création, même épisodique, c'est à dire dans la retranscription de mes états d'âme, plus je m'aperçois des curieuses coïncidences qui créent des connexions entre les gens, les instants, les circonstances.
Ainsi, par exemple, je voulais ici, dans ce commentaire, rendre justice au texte initial, à savoir Gastibelza ; un texte de Victor Hugo sur une chanson (quelle musique !) de Brassens.
Alors oui, voilà, j'assume complètement : j'ai voulu faire un texte sur cette rythmique particulière, une chanson facile puisqu'étant plus proche du cover que de la création musicale ex nihilo (dont je suis parfaitement incapable).
Dans Gastibelza, deux choses à noter : d'abord ce titre ; moche ; mal fichu ; par du tout engageant ; raté ; puis le parti pris hispanisant ; une vraie réussite ! La répétition de la rime finale en agne/ou est une pure merveille ! Quand on regarde de près les références hispanisantes, on s'aperçoit qu'elles sont largement bidons, mais à l'écoute, pas de doute, c'est l'Espagne à portée des portugaises.
Rythme très très obsédant qui me semblait très complexe et très difficile à reproduire ; je gardais en mémoire cette chanson entendue une fois ou deux ; je ne me souvenais pas du titre (et pour cause !) mais très bien du "le vent qui vient à travers la montagne / M'a rendu fou". Et je gardais aussi le souvenir du parti pris hispanisant.
Bien ; et donc, là, pour rendre hommage aux créateurs originaux, je ressors une citation qui colle parfaitement pour annoncer d'emblée que j'assume d'être un faussaire, et de qui est-elle cette citation ? D'Aragon ; l'Aragon, c'est pas la Castille, mais enfin, c'est l'Espagne et Boby Lapointe pense comme moi.
Bref, toutes ces références se télescopent, et je trouve ça soit juste amusant, soit tout à fait troublant.

Ainsi, une chanson sur l'air de Gastibelza.
Dieu que ce fut difficile !
Quasiment aucune strophe ne fut aisée ou même agréable. Impossible, cette fois, de composer en une seule session sur mon bloc à carreaux ; j'ai écrit chaque strophe sur une longue période. Le première n'est jamais la plus compliquée, et cette fois, ce fut encore plus vrai. Il a fallu d'abord trouver de quoi parler. En ce qui me concerne les sensations vécues sont toujours un tropisme dont j'ai un mal fou à sortir. Toutefois, dès la première strophe j'ai utilisé une idée qui m'était venue voici 3 bons mois : combiner des jeux de mots avec "mal" et "mâle" ; j'avais ainsi sur une petite feuille de papier, listé les expressions contenant le mot "mal" et que j'avais remplacé par "mâle", ce qui donnait des choses très amusantes. Il faut aussi dire qu'en terminale, j'étais le seul garçon de la classe (ou presque, l'autre étant assez absent du "groupe classe" pour de pures raisons sexuelles qui l'entraînaient à préférer le "groupe classe" de sa dulcinée) ; en cours de sports, notamment, j'étais le seul mâle ; très astucieusement, le prof de sports (un sportif de rencontre, puisqu'il s'agissait d'abord d'un lettré) m'avait surnommé "le mâle nécessaire" ; je goûtai l'astuce et le compliment et je nourris dès lors une affection pour cette expression dont les vertus me paraissaient devoir me seoir.
Aussi, je résolus d'insérer dans chaque strophe un jeu de mot "mal/mâle" ; et comme, bien entendu, je m'apprêtais à écrire encore sur des amours impossibles, ça irait très bien !
Oui, mais voilà : le poème de Hugo est techniquement très complexe :
- un décasyllabe (et j'ai beaucoup de mal avec les décasyllabes !)
- un tétrasyllabe
Le tout répété 4 fois avec en plus les rimes ainsi organisées
A
B
A
B
C
D
C
D
Les derniers C/D étant reproduits à chaque strophe !
Bref, deux rimes par vers, quasiment, et la moitié de chaque strophe condamnée par des rimes choisies d'avance. Pfiou !
Je m'en suis sorti en décortiquant de façon quasiment mathématique le texte de Hugo ; en fait, il produit non un décasyllabe, mais un tétrasyllabe (4 pieds) auquel il adosse un demi-alexandrin (6 pieds) ; puis il ajoute un second tétrasyllabe.
Cette technique m'a permis d'avancer un peu plus vite, mais a posé d'autres problèmes, notamment la césure entre le 4+6, et la combinaison des "e" muets ; Hugo, lui, les évite le plus possible ; je sais d'expérience que ce n'est pas bien compliqué, mais n'oublions pas que de mon côté, il fallait là-dedans que je casasse des expressions bien précises (mâle du pays ; de mâle en pis ; mâle nécessaire ; guérir le mal par le mâle ; qui trop embrasse, mâle étreint ; mâle au cœur ; les fleurs du mâle ; les forces du mâle ; le mâle du siècle ; prendre son mâle en patience ; tant bien que mâle ; le moindre mâle ; l'axe du mâle ; un mâle pour un bien ; le remède est pire que le mâle).
Pour le pendant de Hugo et de son vers "à travers la montagne", j'avais en tête une expression obsédante depuis des mois : "sur tes lèvres me taire" ; je trouvais cette image fantas(ma)tique ! J'aime l'ambiguïté des lèvres comme la polyvalence de l'organe, si j'ose dire, à la fois outil de langage, mais aussi du baiser et du goût (pour ne parler que de ces lèvres-là...).
Pour le tétrasyllabe pendant de "me rendra fou" je voulais éviter la forme conjuguée (le plagiat aurait été trop flagrant) et me décidai pour "toute une vie" qui est tout à fait basique, mais je me suis aperçu que le vocabulaire des chansons est de cet ordre : basique, voire très basique. En outre, le "toute une vie" laissait des tas de possibilités pour la dernière strophe qui sert un peu comme un envoi d'une ballade ; Brassens (qui a retouché Hugo) passe ainsi de "me rendra fou" à "m'a rendu fou", et mon "toute une vie" laissait imaginer des "à l'infini" " toute ma vie" "pour une nuit" et toutes les variantes. Les rimes en "i", c'est d'un facile !
Vous vous rendez bien compte que fort de tout ça, composer des strophes s'est avéré très complexe ; se rajoutaient des impératifs : éviter d'avoir les mêmes rimes que dans le texte initial (donc pas de "agne" ni de "ou") et éviter que les rimes A et B soient les mêmes qu'en C et D ou que les rimes des deux tetrasyllabes soient identiques, par exemple :
Il faudrait pas que les vers nous ressemblent
A petits pas 
Je ne sais pas si je suis bien clair ?
Tant et si bien que sur chaque strophe il fallait 3 vers originaux dont le 3 se terminerait en "aire/ie" ; or, les rimes en "aire" ce n'est pas si simple : surtout que je voulais le plus possible éviter les adjectifs (c'est trop facile avec des adjectifs !) ; enfin, je tenais à des rimes vraiment classiques, c'est à dire homographes, comme au XIXe siècle ; éviter de faire rimer "ère" et "aire", mais privilégier chaque fois que possible "aire"/"aire" ; je suis loin d'afficher un score remarquable dans cet exercice...
Maintenant que vous avez ces clefs techniques, je vous fais juge :

Encore quelques éléments de forme : j'ai trouvé le titre sur le tard, à la toute fin du texte en plein dans la période "retouches" ; j’avais dans l'idée de reprendre la dualité "mâle/mal" qui fait l'intérêt du texte, et l'idée d'inverser l’astuce du poème s'est imposée ; il n'y a pas beaucoup d'expressions avec le mot "mâle" sinon "mâle dominant", qui transformée en "mal dominant" et vu la complète obsession qui m'habite depuis des semaines autour des circonstances de ce texte, colle parfaitement.
Au final, j'ai beaucoup retouché ces derniers jours ; certaines strophes ne m'allaient pas du tout ; il reste ici deux strophes problématiques, la 2 et la 3. La 2 fut écrite en quatrième et placée en 2, ce qui lui va bien (toutes les autres sont dans l'ordre de création), mais il y a un hiatus un peu disgracieux au vers 3 "bavard et incertain" ; ce "é/in" dissone. Mais bon, je n'ai pas trouvé mieux. Dans la 3, le premier vers est compliqué à chanter et donne l'impression qu'il lui manque un pied alors qu'ils sont tous là. Reste "près du verre d'eau" ; j'aimais cette image de table de nuit, mais n'étais pas certain que l'image du verre d'eau serait parlante ; testée, il s'avère qu'elle fonctionne ; donc je l'ai conservée. Je ne me suis aperçu qu'hier que, si on respecte la métrique, "Près du verre d'eau" fait 5 pieds ! Mais qui, même en déclamant, dirait "Près du verrE d'eau" ? Objectivement, personne ! Au point que "verre d'eau" devrait s'écrire "verdeau", non ? Dans cette strophe, histoire d'éclairer les prudes, il va de soit que "distraire" une dame en restant "au bord du lit" ne peut se faire qu'en se taisant sur certaines lèvres...
Question retouches, j'ai essayé de changer le refrain entre la dernière et les autres strophes, mais c'est bien l'ordre initial (reproduit ici) qui me semble le meilleur : futur antérieur x 6 et pour finir, conditionnel.

"Secrétaire des insomnies" dédié à toutes celles qui m'empêchent de dormir et m'obligent à raconter mes maux pour les soulager.